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Femme de la tech : Stephanie Shirley

Quand on pense aux pionnières de la tech, les noms d’Ada Lovelace ou de Grace Hopper viennent souvent en tête. Mais peu connaissent Stephanie Shirley, pourtant figure centrale de l’histoire de l’informatique et véritable activiste de la diversité… armée de code et d’un pseudonyme masculin.

Née Vera Buchthal en 1933 à Dortmund, en Allemagne, elle fuit le régime nazi à l’âge de 5 ans via le Kindertransport (nom d'une série d'interventions de sauvetages d'enfants juifs situés en Allemagne nazie transportés vers l'Angleterre) et devient citoyenne britannique sous le nom de Stephanie Brook, avant de prendre le nom de Stephanie Shirley après son mariage. Elle dit elle-même que cette coupure brutale avec sa famille et son pays d’origine l’a façonnée. Pas en victime, mais en combattante.

Dès son plus jeune âge, Stephanie Shirley se distingue par ses talents en mathématiques. Si remarquables que ses parents, conscients de son potentiel, décident de l'inscrire dans une école de garçons – seule option à l’époque pour recevoir un enseignement mathématique rigoureux. Cette décision peu commune reflète déjà les barrières qu’elle devra continuellement franchir.

Après ses études, elle rejoint la Post Office Research Station, un centre de recherche de pointe sur les technologies informatiques au Royaume-Uni. À une époque où très peu de femmes travaillaient dans ce domaine, elle s’impose discrètement en contribuant à l’écriture de programmes informatiques. Un fait rare dans les années 1950. Par prudence, elle racontait souvent à ses connaissances qu’elle « travaillait dans un bureau de poste », laissant croire qu’elle vendait des timbres, pour éviter de devoir expliquer un travail perçu comme trop technique pour une femme.

C’est également dans ce laboratoire qu’elle rencontre le physicien Derek Shirley, qu’elle épouse, adoptant alors le nom de Stephanie Shirley. Malgré son amour pour le travail, elle finit par quitter l’établissement, usée par un environnement professionnel sexiste. « J’ai appris à me tenir dos au mur pour qu’on ne puisse pas me pincer les fesses », confiait-elle à la BBC en 2019. « Mon patron refusait de me promouvoir parce que j’étais une femme. J’en ai eu assez et je suis partie. »

En 1962, elle fonde sa propre société, Freelance Programmers, avec une vision résolument novatrice : permettre aux femmes, souvent exclues du monde professionnel, de travailler dans la technologie. Dès le premier jour, elle annonce que l’entreprise emploiera, autant que possible, uniquement des femmes.

Elle privilégie l’embauche de mères de famille, souvent contraintes de quitter leur emploi après une naissance, et leur permet de travailler depuis chez elles. Ce modèle de télétravail, aujourd’hui courant, était absolument révolutionnaire dans les années 1960. Les programmeuses écrivaient leur code à la main, sur papier, et se l’envoyaient par courrier. Une méthode laborieuse mais efficace, qui permettait à ces femmes de concilier travail et vie de famille.

Cette flexibilité oblige l’entreprise à développer des méthodes de contrôle qualité rigoureuses, bien avant l'apparition des normes ISO. Ces procédures strictes deviennent l’une des grandes forces de la société. Elles sont même adoptées plus tard par le ministère de la Défense britannique, puis par l’OTAN en 1987.

Malgré cette excellence technique, les débuts sont difficiles. Les contrats tardent à arriver jusqu’au jour où elle décide de signer ses courriers commerciaux sous le nom de Steve Shirley. Les réponses positives ne tardent pas . Quatre ans après la création de la société, 75 programmeurs y travaillent déjà régulièrement.

Vers le milieu des années 1970, l’entreprise attire l’attention des autorités britanniques, en particulier à cause de sa politique d’embauche ciblant principalement les femmes ayant des personnes à charge. Bien que quelques hommes fassent partie des effectifs, ils restent très minoritaires. Pour répondre aux exigences de la nouvelle législation sur l’égalité professionnelle, la société décide de se renommer F International et élargit officiellement son recrutement à « toute personne ayant une charge familiale ».

Dix ans plus tard, F International emploie déjà 1 000 personnes et figure parmi les 20 plus grandes entreprises de logiciels du Royaume-Uni. Stephanie Shirley passe alors le relais de la direction générale à Hilary Cropper, une femme d’affaires ambitieuse qui met en place une stratégie de croissance agressive. Sous son impulsion, l’entreprise voit ses revenus, marges et actifs croître rapidement, devenant une société anonyme sous le nom de FI Group, puis Xansa. La transformation continuera avec un événement marquant : le rachat de l’entreprise par ses propres salariés. Quelques années plus tard, alors que les marchés financiers connaissent une envolée à la fin des années 1990, plus d’une centaine d’employés deviennent millionnaires grâce à leurs actions.

Parmi les projets les plus prestigieux menés par la société, on peut citer le développement des logiciels d’analyse de la boîte noire du Concorde : une preuve éclatante de l’expertise technique de l’entreprise et de la reconnaissance de son excellence par les grandes institutions.

Stephanie ne s’est pas contentée de réussir. Elle a voulu changer les règles du jeu. Dans une interview , elle affirme que la clé d’une égalité durable réside dans une parité réelle au sommet, au sein des conseils d’administration. Pour elle, la diversité ne doit pas s’imposer par le bas, mais découler naturellement d’une direction équitable.

Depuis sa retraite en 1993, elle consacre sa vie au militantisme philanthropique, notamment pour l’autisme, son fils étant concerné. Elle a été anoblie par la Reine, et a rejoint les 100 scientifiques les plus influents du Royaume-Uni.

Stephanie Shirley, en se faisant appeler Steve, n’a pas renié son identité. Elle a simplement déjoué les codes d’un système conçu sans elle et elle l’a réécrit.